2- La Réserve
LA RESERVE
Ruby s’était assoupie dans les soubassements de l’antre de la mort.
Les fourneaux s’étaient également assoupis, et la fraîcheur de la crypte la gagnait dans son sommeil.
A son réveil, elle s’était étonnée d’avoir dormi si longtemps, mais surprise avant tout que sa sœur Opale ne soit pas venue l’extirper brutalement de ses rêves embrumés.
Elle décida de remettre rapidement de l’ordre dans la fonderie, et après la nuit passée, qui avait été particulièrement salissante et éprouvante, il y avait fort à faire.
Le labeur réchauffait Ruby. Aussi, elle se dépêcha d’en finir, car elle savait qu’une grosse journée l’attendait.
Tous les outils et ustensiles, de fonderie et de torture, étaient à présent propres et accrochés à leur place respective sur le panneau de l’établi.
Satisfaite et ruisselante, elle remonta dans les étages supérieurs de la demeure, pour se restaurer et faire une longue toilette revigorante.
Néanmoins, une légère angoisse planait et elle se sentait attendue.
Gagné ! au détour du couloir, en dépassant la bibliothèque, rebaptisée « salle des comptes » car c’est là que sa sœur officiait, elle se fit arrêter dans son élan par Opale, dont le regard de charbon contenait les braises de colère.
- Ah te voilà enfin ! j’ai bien cru que tu ne remonterais jamais de cette lugubre crypte. T’as nettoyé au moins ?
- Oui bonjour, j’ai bien dormi, merci !! non mais franchement Opale, ça te ferait mal d’être aimable de temps en temps ? Je suis tout de même ta sœur, tu sembles l’oublier par moment…
- Oh ça va Ruby, tes frasques me collent assez de soucis sur le dos, alors pour la politesse, j’ai pas l’temps !
- Bon, ben c’est clair. Mais rassure-toi, tout est propre en bas, les pièces pour l’armurier sont emballées et rangées dans la caisse en bois au pied de l’escalier. De toute façon, tu t’en fous de la crypte, tu n’y descends presque jamais, toi ton truc c’est de rester dans ta pièce à faire les comptes et fomenter de sombres complots. Alors je ne pense pas que tu sois en position de me faire la morale ma sœur !
- Pff, ce que tu peux être insouciante ma pauvre Ruby….et …..
Opale venait de se rendre compte que sa soeur l’avait littéralement plantée là, comme une cruche dans le couloir, pour se diriger nonchalamment vers les cuisines.
« Décidément, elle aime vraiment les fourneaux » pensa Opale.
Dans « les cuisines », appellation d’origine du fait de la lignée noble de la famille Fromhell, Ruby trouva de quoi se sustenter honorablement.
Elle disposa sur la grande table de bois tout un plat de cuisses de poulet rôties, un quart de pain et un grand bol de sauce sucrée, que l’épicier avait préparé spécialement pour elle.
Ruby sentait son corps reprendre vigueur en se rassasiant. Mais cette faim ne venait pas que de son estomac. Elle le savait, et elle avait hâte d’assouvir ses cruels instincts…
- Tiens, j’irais bien faire un tour chez le maréchal ferrant ce soir…hum, j’irai après ma visite à la Cabane.
Après ce frugal petit déjeuner, elle regagna ses appartements, non sans manquer de jeter un œil à sa sœur en repassant par le couloir, mais en prenant grand soin de ne pas faire craquer le parquet sous ses pieds nus.
Elle se glissa délicieusement dans l'eau moussante de sa baignoire, afin que toutes les pressions de la soirée et de la nuit se noient dans les eaux, pour laisser place à de nouvelles envies, de nouveaux besoins, ceux là mêmes qui commençaient à frapper à la porte de son subconscient.
Sophie, la jeune servante, qui n'avait pas encore connu tous les malheurs, avait disposé sur le lit de Ruby les vêtements pour la journée et les grandes bottes de cuir à coté de la porte.
Ruby ajusta donc sur son corps parfait une ample chemise par dessus un corset lacé, puis un pantalon de cuir couleur fauve, tout à fait en accord avec sa crinière.
Elle enfila ses bottes au cuir souple et odorant....elle se souvenait encore, après toutes ces années, d'où provenait ce cuir souple... puis elle prit sa cape, celle qui faisait d'elle "la ténébreuse" dans les rues de la Grande Ville.
En redescendant, devant la porte de la salle des comptes, elle fit sursauter – pour son plus grand plaisir – sa sœur Opale, qui referma avec précipitation un petit carnet noir.
- Ne te dérange pas pour moi je t’en prie. Je voulais juste te dire que je prends la jument noire, et je ne rentrerai que tard ce soir. Bonne journée Opale.
Opale n’avait même pas eu le temps de répondre, sa sœur venait de passer les grandes portes du hall dans un froufrou de tissus lourds.
« Enfin dehors » se dit Ruby.
Carla, sa jument piaffait d’impatience dans son box.
- Oui ma belle, on va y aller, je sais que tu aimes la clairière ….mais tu resteras sage en m’attendant hein !
La Cabane ….le programme de la journée de Ruby.
Pour y arriver il fallait chevaucher à grand galop, après les portes de la Grande Ville, et traverser les Bois Noirs. Ruby adorait ça. Et tant d’émotions l’attendaient après ces bois.
La Cabane était en réalité un gros chalet de bois, que Ruby avait fait construire par le rustre charpentier du quartier des Petits Métiers.
Pendant des mois, elle avait dirigé les travaux alors même qu’elle surveillait déjà Gabriel.
Mais Gabriel avait fondu la veille au soir, et elle ressentait le vice monter.
Alors aujourd’hui, Ruby voulait se payer le luxe d’aller puiser dans sa Réserve.
Dans ce qu’elle aimait nommer sa « Réserve », ils étaient quatre à vivre là, en retrait de Grande Ville, en retrait de la civilisation qui fourmillait à quelques kilomètres seulement, cachés après les bois.
Sous les menaces, dont elle seule avait le secret, Ruby leur avait interdit de passer le périmètre de la clairière, sauf pour aller au Sud, pour pêcher les truites et chasser les lapins.
Ils étaient là, tous les quatre, assis sur des souches, à tailler des piques pour la palissade.
Ruby laissa Carla aller faire des roulades dans l’herbe grasse.
- Toi, toi et toi, filez à la rivière. Je ne veux plus vous voir, revenez demain matin !
Sans se faire prier, les trois compères désignés avaient tourné les talons avec leur matériel de pêche dans les bras.
Quant au quatrième, l’élu du jour, et bien il fixait la terre à ses pieds, résigné peut-être.
Ruby les avait tous « recrutés » aux abords de Grande Ville, alors qu’ils erraient en mendiant.
Elle y avait vu là une superbe opportunité de fonder sa réserve, et les stocker dans la cabane, pour pouvoir ainsi en disposer comme bon lui semblait.
Sans être le moins du monde inquiétée par les autorités, ça c’était le travail d’Opale, Ruby avait donc organisé le rapatriement des quatre, avec obligations et consignes. Ils s’afféraient tout le jour à des travaux de manutention pour le compte des sœurs Fromhell.
Après l’épisode de la veille avec Gabriel, Ruby estimait qu’elle n’avait pu laisser s’exprimer ses bas instincts à pleine puissance, et elle se sentait frustrée. La réserve était le Styx qu’elle aimait franchir, elle ne s’appelait pas Fromhell pour rien.
Elle braqua son regard de diablesse sur le grand musclé, et son sang commençait à lui jouer la sérénade.
Lui, dont Ruby ne se rappelait même plus le nom, ne disait rien, conscient sans doute qu’il avait vécu en sursis durant quelques mois.
- Tu sais ce que j’attends de toi n’est-ce pas ?
- Oui, je crois madame.
- Ne m’appelle pas madame, c’est ridicule. D’ailleurs, tu n’as pas besoin de parler. Déshabille-toi et attends-moi dans la grande pièce.
Et c’est d’un pas trainant que l’ex-athlète des arènes se dirigea vers l’intérieur de la cabane, tout en retirant ses gants et sa chemise jaunie.
En guise de préparation, Ruby venait de défaire le cordon de sa cape en se passant la langue sur les lèvres, elle sentait déjà des picotements lui parcourir l’échine.
Elle inspecta les alentours, vérifia que les autres s’étaient éloignés, que la jument broutait tranquillement, et se dirigea dans l’appentis du mur Sud.
Toute sadique qu’elle était, elle adorait visualiser les scènes avant de sélectionner ses instruments.
La tête déjà prise dans l’étau de ses voyages sensoriels, elle ramassa des lanières de cuir, des ciseaux de sculpteur, un fouet, des colliers de serrage et une roulette de découpe.
Elle s’était servie de sa chemise, sortie du pantalon, pour y mettre ses outils de torture et de plaisir.
Elle sentait dans ses muscles la vigueur suffisante pour tenir des heures, qu’elle entrevoyait déjà pleines d’extase et de supplices. Ses cheveux s’électrisaient à l’idée de tant de perspectives.
En arrivant dans la cabane, elle le trouva, là, nu, perdu dans des prières inutiles, assis à même le sol.
Ruby ne pouvait contenir le sourire qui montait, la chaleur qui montait en elle, et avec une facilité d’experte, elle laissa tomber son pantalon près de la cheminée.
- Allonge-toi, et ne dis rien, laisse-toi faire….lui susurra-t-elle sous le lobe de l’oreille….
En s’accroupissant, elle avait pris soin de le faire tourner pour qu’il soit parfaitement dans l’axe des pieds de la grosse table.
Et dans une fulgurante soudaineté, elle lui asséna une gifle qui fit perler le sang au coin de la lèvre.
Le grand costaud, étourdi et surpris par la force de sa maîtresse des enfers, ne chercha même pas à se défendre, il savait que cela ne servait à rien, il savait qu’il était là pour elle, pour la servir, et il savait qu’il était le sacrifice du jour.
Dans sa tête toutefois, la réflexion battait son plein, et même s’il avait accepté son sort, il se demandait encore pourquoi le vice et la ……
Interrompu par un violent coup de fouet sur le torse, il laissa sa pensée en suspend ….oui, le mal était là, il le voyait dans les yeux et dans le corps pulpeux de la furieuse qui se tenait au dessus de lui.
Ruby avait à tort pensé qu’il jouait l’indifférence et avait espéré le sortir de sa torpeur par un coup de fouet cinglant.
Lui…..mais comment s’appelait-il déjà ? Jean peut-être, Ruby ne savait vraiment plus, mais dans sa hargne, il fallait qu’elle impose toute son autorité et sa cruauté sur ce corps, en lui crachant son nom à la tête.
- Jean, c’est ça ? tu peux me répondre.
- Oui, c’est ça, je m’appelais bien Jean, expira-t-il dans un souffle, moitié meurtri moitié excité par les courbes de Ruby à cheval sur lui.
- Jean, sais-tu que tu vas ressentir une jouissance inimaginable ? sais-tu que je vais m’en nourrir ? non ! ne réponds pas !...
Et par des mains habiles, elle entama un encrage en bonne et due forme des poignets et chevilles de Jean avec les liens de cuir, ses yeux devenant instantanément deux braises.
Par une vue de dessus, on aurait pu admirer le corps musclé, façon homme de Vitruve, à la merci des pulsions de la diablesse.
Ruby, tous les sens en éveil, laissait ses ongles griffer le corps frémissant qui s’offrait sans autre choix.
Jean sentait plonger dans ses chairs les estafilades….elle voulait du sang…
Et comme Ruby voulait du sang, elle lacéra la peau imberbe jusqu’à faire apparaître la vision tant espérée.
- Là, regarde, on dirait un joyau qui s’enflamme, que c’est beau…laisse-moi goûter le nectar.
En pivotant sur elle-même, elle se posa assise sur la bouche de Jean, et se mit à laper les filets de sang qui suintaient des griffures.
Jean avait l’impression qu’elle allait l’ouvrir pour lui manger les entrailles, et les mouvements de Ruby sur son visage commençaient à le faire se cabrer sous les assauts de plaisir et de douleur.
Non loin des amants diaboliques, Ruby avait laissé à portée de mains les ustensiles, dont la petite roulette à découper les pièces de cuir.
Et en voyant monter l’excitation incontrôlée du malheureux, elle se saisit de la roulette pour l’appliquer tout le long des deux cuisses de Jean.
Elle voulait juste, pour s’amuser, dessiner une étoile de sang.
Pendant son délire, elle se félicita intérieurement d’avoir intégré Jean à la réserve. Elle lui gardait un destin particulier, et c’est avec ce corps qu’elle voulait jouer et se faire plaisir.
A cet instant, plus rien n’était réel ou palpable, juste ce corps dédié à ses plaisirs, sélectionné pour nourrir ses instincts.
De longues, trop longues sans aucun doute, minutes pour Jean, qui sentait sa vitalité le quitter mais son plaisir l’habiter. Il sentait l’horreur de la situation, avoir envie de jouir par la douleur qu’elle lui infligeait… autant mourir rapidement
Ruby, elle, ne partageait pas du tout ce point de vue. Elle commençait à avoir très faim.
L’incarnation du désir de Jean lui brouillait la vue et les sens, si bien que n’y tenant plus, elle s’enfourcha brutalement sur lui dans un cri.
Jean avait d’abord pensé à une pause sur l’échelle des douleurs et une explosion sur l’échelle des plaisirs, mais les tétons soudain en feu, il comprit trop tard….Ruby était en train de les découper avec la roulette, profitant pour elle-même des cabrements du supplicié.
De ses pointes aiguisées et de ses entrailles aiguisées, Ruby submergeait le pauvre corps, entièrement, le léchait comme les flammes de l’enfer pour extirper les cris et les avaler.
Plus elle brûlait, plus lui se consumait.
Jean, dans une demi-lucidité, voyait passer des lambeaux de peau sanglante au dessus de lui, et aux portes des ténèbres qui allaient l’engouffrer, en entrevoyait le tas macabre qui se formait à ses côtés.
- J’adore….encore, cries encore..
Ruby était totalement possédée, ses yeux brillaient d’un rouge du diable qui l’habitait, Jean en était sûr maintenant.
Dans un bref sursaut de vie, il s’était agité trop fort et une lanière de cuir venait de lâcher.
Son corps n’était qu’un pantin animé par celle qui le manipulait, le dépeçait par petits morceaux, le léchait, le lapait presque tant elle était insatiable.
Les cris et hurlements de Jean avaient transpercé les murs de la cabane, et dans la clairière la jument s’agitait.
Ruby avait perdu la notion du temps, ça faisait des heures qu’elle était sur lui, à crier à l’unisson, baignant dans le sang.
Dans ses élans incontrôlés, Ruby avait ouvert une faille dans le torse de Jean, et l’odeur du sang lui faisait tourner la tête et l’enivrait.
Le corps du pantin rouge ne bougeait plus, sa bouche était restée figée dans un hurlement et les plaies fumaient.
Ruby était entrée dans une transe délicieuse, assise sur cette montagne de muscles écorchés vifs.
Les oiseaux du dehors pépiaient, la jument hennissait, le soleil déclinait.
Mais combien de temps s’était-il passé dans la Réserve. Cette notion glissa sur elle, elle s’en fichait, toute comblée qu’elle était.
Pour recouvrer ses esprits pragmatiques, elle rassembla ses effets et les ustensiles.
Les membres restant de la réserve s’occuperaient de nettoyer.
En se rhabillant, elle prit les lanières de cuir qu’elle cala dans les poches de sa cape, elle ramassa les lambeaux de peau pour les enfermer dans la chemise qu’elle lâcha dans la sacoche en cuir. Elle saurait quoi en faire, la peau humaine avait des propriétés particulièrement extensibles et solides.
Sa cape fichée sur sa peau nue, elle gouta l’air frais et vivifiant en sortant de la cabane, ce qui acheva de la sortir de sa transe.
Elle enfila ses bottes, alla chercher sa jument pour la préparer au fardeau. Elle tira, avec ses dernières forces, la dépouille écorchée de Jean pour l’accrocher derrière Carla.
En refermant la porte de la cabane, de sa réserve à elle, elle mit la sacoche en bandoulière, et repartit au trot sur sa jument qui tractait le poids lourd.
Dans les Bois Noirs, comme Ruby ne voulait pas rentrer en ville « chargée », elle s’attarda à suspendre le corps aux branches d’un arbre centenaire. Les loups de la vallée avaient aussi droit à une part du gâteau.
Carla avait fait riper un de ses sabots sur une grosse branche dans les Bois Noirs, et aux portes de Grande Ville, un fer s’était délogé du sabot de la jument.
- Ah, ben j’avais dit que j’irais voir le maréchal ferrant…..tu vas voir, il va t’arranger ça ma belle.
Comme une maîtresse des lieux, elle entra sans frapper. Le vieux maréchal était là, boudiné dans son tablier, près du feu.
Dans la grande pièce, pas d’éclairage, juste le feu, et au fond, derrière la table contre le mur, des bat-flancs posés à même le sol en guise de lit.
- Bonsoir Maréchal. Ma jument a perdu un fer sur les arrières, tu peux arranger ça ce soir ?
- Oui je vais regarder. Installez-vous en attendant.
Le vieux maréchal n’était pas réputé pour sa conversation, Ruby le savait et s’en contentait parfaitement sur le moment.
En se dirigeant vers le lit, elle dénoua le cordon de sa cape, sans l’enlever. Elle était nue dessous.
Elle s’allongea et ferma les yeux.
Dans un moment d’absence, la réalité avait fuit dans la nuit tombante, elle sombra dans un sommeil où elle glissa délicatement en s’abandonnant.
Dans le lointain, elle devinait les échos du marteau du maréchal retentir, et dans son doux rêve, elle se voyait galoper vers une grande cabane, après les bois noirs, pour arriver en salivant devant la réserve de Ruby Fromhell…..
Gness - 11.08.12