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Evasion de Gness

3- La Tannerie

3. LA TANNERIE

Pendant le voyage au cœur des méandres tortueux du rêve de Ruby, la fin d’automne installait ses quartiers et étendait ses droits jusque dans les sombres ruelles. A n’en pas douter, les gelées arriveraient sous peu.

Le vieux maréchal ferrant avait ferré Carla et l’avait installée dans sa petite écurie avec une couverture pour laisser sa maîtresse prendre le temps de se reposer et de récupérer. Il connaissait les occupations éreintantes de Ruby, ne la jugeait pas, comprenait parfois, et faisait avec parce qu’il l’appréciait.

Tout le monde dans le quartier des Petits Métiers connaissait la lignée des Fromhell, leurs nobles origines diaboliques et leur passé douteux et sulfureux.
Mais depuis les premiers colons, la famille avait pris possession du grand manoir, et de génération en génération, on s’évertuait à nourrir les vengeances sombres du mal que l’humain porte en lui, par le mal.

Les sœurs Fromhell avaient grandi dans une ambiance lugubre, et les histoires des ancêtres de la famille nourrissaient leurs peurs lorsqu’elles étaient encore enfants.
Plus tard, adultes, elles avaient trop bien compris le destin de cette famille, le devoir qu’elles avaient à accomplir, la grande mission qui leur était assignée.

Plus jeune, Ruby se passionnait déjà pour les métiers manuels et dangereux, et alors elle se retrouvait souvent au contact d’hommes, qui finissaient inévitablement par poser sur elle un regard avide et lubrique.

Sa sœur Opale, au contraire, avait vite montré une préférence pour les travaux qui sollicitaient l’intellect. Elle se penchait sur les travaux de calculs, de comptabilité et de gestion, et rapidement ses parents s’étaient sentis en confiance sachant qu’elle tiendrait les rennes des affaires familiales.

A la mort des deux vieux sadiques, car comme toute femme Fromhell qui se respecte, la mère n’était pas en reste non plus, les sœurs avaient hérité de la demeure familiale et des commerces, dont la Fonderie.

Opale savait s’entourer de tous les notables qui faisaient ses quatre volontés, et s’assurait ainsi une participation dans les capitaux des principales échoppes et ateliers d’artisans.
Ruby gérait de mains de maître les exploitations, tout en se gardant du temps pour elle-même. Elle aimait sa vie, elle aimait sa liberté, elle aimait son pouvoir, et elle adorait le faire valoir.
Maintenant, toutes deux régnaient sur un empire, et elles dictaient leurs lois dans le quartier des Petits Métiers et une bonne partie de la ville.

Ainsi, le vieux maréchal n’aurait jamais osé réveiller Ruby. Il la laissa dormir en la regardant, en l’admirant même, son corps était si parfait.
Il sentait sur lui le poids des années de labeur et de la fatigue, assis sur une vieille chaise de bois, en laissant le feu mourir petit à petit, et les ténèbres l’engloutir.
La nuit imposait son silence, déchiré par le cri d’un loup dans le fond des bois.

A son réveil, Ruby remercia le maréchal pour les soins de Carla, récupéra sa jument dans l’étable et se dirigea droit chez le tanneur, le seul encore en exercice dans tout le comté.
- Dommage que ce métier se perde dans nos contrées, c’est pourtant très utile …. Se dit Ruby en jetant un œil sur ses bottes.

Elle et Opale avaient absolument tenu à ce que le tanneur reste à Grande Ville, et ne migre pas vers d’autres mégapoles en plein essor de l’autre côté de la chaîne montagneuse.
Les sœurs Fromhell avaient donc investi dans le foncier afin que le tanneur dispose de toute la surface utile et de tout le matériel nécessaire. Sa production était devenue une des spécialités de Grande Ville, car on ne trouvait pareille qualité de souplesse de peaux à des milles à la ronde.

En arrivant dans la cour du tanneur, l’odeur prit Ruby à la gorge. Des tas de peaux séchaient à l’air libre, d’autres baignaient dans des bacs d’eau saumâtre.
Même si Ruby passait de temps à autres pour choisir des cuirs de qualité, elle ne s’habituait pas vraiment à l’odeur persistante et âcre.
- Oh hé, y’a quelqu’un ?

Les rayons du soleil d’automne ne baignaient pas encore la cour à cette heure où les balbutiements du jour restent timides, et Ruby ne distinguait pas bien les contours et les formes devant elle, qui flottaient comme des spectres dans la brume de l’aube.

- Oui par ici…
L’ai vicié empêchait presque Ruby de franchir les spectres et traverser la cour, pour emprunter la petite allée qui menait à l’arrière de la tannerie.
Toutefois, dans un élan de volonté, sa cargaison à la main, elle pressa le pas pour se retrouver enfin face au tanneur rougeau.

- Oh désolé Miss Fromhell, je n’avais pas réalisé que c’était vous. Vous auriez pu faire sonner la cloche et je serais venu vous chercher.
- ça va, j’ai trouvé mon chemin, même dans cette puanteur et cette brume.
- heu …oui désolé. Mais pourquoi cette visite si matinale Miss Fromhell ? Habituellement vous passez plutôt le soir…..

Le gros tanneur était presque nerveux devant elle, pas très à l’aise en tout cas, il dansait sur ses pieds, ne tenant pas trop en place, laissant la sensation qu’il se tenait prêt à déguerpir.

- Oui c’est vrai. Mais j’ai quelque chose pour toi, et je voudrais que tu en prennes grand soin, c’est fragile. Tu sauras quoi en faire, n’est-ce pas ?
Ruby avait, tout en parlant, tendu au tanneur le paquet ensanglanté glané la veille, et il ouvrit des yeux excités à l’idée de ce trésor…
- oh oui Miss Ruby, je me mets au travail de suite avant que ça ne s’abime. Je mets une couleur dessus ?
- Oui, fauve !... ce sera soit une cape, ou alors la selle de Carla, nous verrons bien.
- Heu …Miss Ruby, si c’est pour une cape, je crains de ne pas en avoir assez avec ça…
- Ne t’inquiètes pas de ça, tu en auras d’autre.
- Bon, laissez moi 4 ou 5 jours, et je vous dirai alors, après traitement on se rend mieux compte.
- Je repasse dans 5 jours, mais que cela ne t’empêche pas de travailler et de vendre le reste.
- Oui oui Miss Ruby, bien sûr… au revoir.

Pressée de quitter la puanteur ambiante et le puant tanneur, Ruby avait fait volte-face très rapidement pour retrouver sa jument à l’entrée de la cour.
Elle n’aimait pas cet endroit, elle n’aimait pas le tanneur, mais elle aimait son travail.
Ruby brûlait d’envie de se laver et de manger, qu’elle traversa les ruelles au galop pour rejoindre le manoir.

En entrant dans le grand hall réchauffé et encore endormi, Ruby repensa à une nouvelle cape …en peau.

Après un bain délassant et une bonne collation, elle fit irruption dans la salle des comptes où sa sœur s’affairait déjà.
- ah ! bonjour, je ne savais pas quand j’allais te revoir. Quel est ton programme du jour ?
- bonjour Opale. Je vais descendre un peu à la crypte, j’ai besoin de réfléchir. Il faut aussi que j’aille en ville au marché, et je retournerai peut-être voir le tanneur.
- Le tanneur ? tu y es déjà allée ?
- Oui, de bonne heure ce matin, j’avais un paquet à lui remettre….
- Tu sais Ruby, si tu l’accapares pour tes besoins personnels, il prendra du retard sur le reste et …
- oh c’est bon, ça va ! il sais gérer son temps et puis tu sais très bien qu’il tient toujours ses délais, ses produits sont de très bonne facture et ses clients sont toujours satisfaits….. sinon, l’armurier a payé sa dernière commande ?

Au même moment, Ruby avait vu dans les yeux de sa sœur une lueur étrange …
- Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? tu es bizarre
- Non, je n’suis pas bizarre. Et oui, l’armurier a payé et il aura peut-être besoin d’autres pièces. ….Mais Ruby, je voulais te dire pour le tanneur, ne traîne pas trop chez lui, pour le moment en tout cas, laisse moi le temps de trouver son successeur
- Successeur ? c’est quoi le problème ?
- Nous en reparlerons plus tard, mais fais moi confiance….. allez, laisse moi finir, j’ai du travail.

Ruby n’aimait généralement pas les discussions avec sa sœur. Elle l’aimait, à sa façon, mais ne parvenait pas à comprendre cette mentalité cupide et revêche. Sauf que là, cette conversation l’avait laissée perplexe. Elle savait que sa sœur, en fine stratège, avait des plans pour ne pas vouloir révéler plus d’éléments pour le moment sur le tanneur.

Les fourneaux reprendraient du service. Et pendant qu’ils chauffaient, Ruby se laissait aller à de vagues pensées. Elle était intriguée par les propos énigmatiques de sa sœur concernant le tanneur….et ses souvenirs la guidèrent naturellement vers le jour où Sophie, la servante, était revenue avec les bottes de chez le tanneur ….
oui, c’était ça, la petite Sophie était toute bouleversée ce jour-là, mais n’avait jamais voulu en parler.
Il y avait là des questions en suspens, et Ruby se promit d’éclaircir ce mystère. 

La chaleur de la crypte luis faisait du bien, et lui remettait les pensées en place. Machinalement, elle s’affairait à fondre les métaux pour d’autres pièces d’armurerie, mais tout son subconscient se délectait à l’avance d’une prochaine proie…. elle savait déjà laquelle !
C’était vraiment dans cet endroit qu’elle réfléchissait le mieux. 

La chevelure emmêlée et les tissus moites, elle se hissa à l’air frasi par le soupirail.
Dehors, l’humeur du marché bâtait son plein.
Ruby laissa tout son attirail tel quel, se réajusta un peu pour aller voir sa sœur.
Elle se sentait légère et gourmande, presque de bonne humeur et se surprit à sourire devant les lourdes tentures du corridor.

Lorsqu’elle franchit la porte de la salle des comptes, elle vit Opale concentrée sur son journal de flux financiers, ses petits lorgnons pincés sur l’arrête sèche de son nez.
- Opale, je sais pour le tanneur. Laisse moi m’en occuper.
- Ah, Sophie t’a dit alors ….
- Non, elle ne m’a rien dit, mais je m’en suis souvenue et j’ai deviné. Elle est où ?
- Dans les cuisines.

Au volte-face de Ruby, Opale prit d’un coup conscience qu’il faudrait vite mettre en place un nouveau tanneur. Celui de la Grande Vallée derrière la montagne noire fera des merveilles à Grande Ville. Elle s’y rendrait dès demain pour le voir.

Le pas des bottes de Ruby résonnait fortement jusqu’aux cuisines, et l’odeur du pain de maïs chaud flottait dans l’air.
Ruby fut instantanément submergée de tendresse en voyant la petite Sophie concocter les mets.
- Oh Miss Ruby bonjour, je vous prépare quelque chose de spécial ?
- Non merci Sophie, c’est toi que je viens voir, pour parler.
- parler ? mais de quoi Miss Ruby ?
- de mes bottes
- vos bottes Miss Ruby ? elles ne vont pas ? elles ne sont pas bien cirées ?
- si Sophie, elles sont parfaites, mais elles viennent de chez le tanneur et tu……

Un plat en faïence, par terre ! il venait de tomber des mains de Sophie, dont tout le corps commençait à trembloter.
- Viens Sophie, allons nous promener au marché, nous ramasserons cela plus tard,
- Oui Miss Ruby…… dit Sophie dans un sanglot.

Ruby décrocha de la porte la petite cape en laine de Sophie, l’emmitoufla dedans avec douceur et la guida dehors.
A pieds, il fallait bien en allant doucement, trois bon quarts d’heure pour arriver sur la place du marché, après les propriété, les quartiers et les ruelles.

Et pendant cette marche, Ruby avait laissé à Sophie le temps de se calmer et reprendre contenance.
- Tu sais Sophie, tu peux toujours me parler si tu as des ennuis, de tout, je t’écouterai. Tu le sais n’est-ce pas ?
- Oui Miss Ruby, je le sais bien, mais j’ai eu peur de vous parler le jour où je suis revenue avec vos bottes.
- Peur ? pourtant tu sais très bien que tu n’as pas à avoir peur de moi.
- oui je sais que vous m’aimez bien et que vous ne voulez pas qu’on me fasse du mal. Et puis j’étais effrayée. Votre sœur l’a bien vu et m’a forcé à lui parler. Je n’ai pas eu le choix avec elle.
- Sophie, quand tes parents t’ont déposée chez nous, j’ai donné ma parole de prendre soin de toi et de te protéger….alors tu peux tout me dire.
- oui Miss Ruby, je promets. Mais là, on est au marché, et on fait quoi ?
- et bien…..nous allons prendre de belles pommes pour une tarte, et de beaux foies gras pour le diner…lança Ruby avec un clin d’œil.

La petite Sophie, même si elle avait la tête baissée, voyait bien que tout le monde sur la place du marché, regardait et saluait sa maîtresse.
Elle se sentait en confiance avec elle, elle était vraiment gentille avec elle Miss Ruby. Puis elle était très belle, et très respectée, certains en avaient peur même.
Alors, elle laissa couler toutes ses confidences et douleurs, puis raconta à Ruby sa visite chez le tanneur « le jour des bottes » comme elle l’avait gravé dans sa mémoire.

En flânant le long des étals, Ruby apprit donc que le gros Bertrand, ce vilain tanneur, avait forcé la petite Sophie, toute jeune, toute innocente, à se livrer à des actes et plaisirs déviants, sous la menace d’un long couteau de céramique, dans lequel elle avait vu son propre regard en reflet.

Au fur et à mesure que le panier se remplissait, le petit cœur de Sophie se vidait en déversant toutes ses larmes de colère.

Lorsque Ruby infligeait tous les sévices possibles à ses victimes, c’était par pure vengeance, faire le mal à qui a fait le mal. Il est vrai qu’elle aimait ça, elle se ressourçait avec le mal.
Mais là, entendre la petite servante raconter la perversité du gros tanneur, commençait à faire danser son sang, et une soif de vengeance venait lui assécher les entrailles.

- Sophie, je te promets que le tanneur ne te fera plus de mal. Tu dois me croire.
- Oui Miss Ruby, je vous crois.
- Allez viens, rentrons pour cuisiner toutes ces bonnes choses.

Et sur le chemin du retour, Ruby expliqua à Sophie quelques petits rudiments de défense.
Elle lui expliqua aussi pourquoi ceux qui faisaient le mal devaient impérativement expier leurs fautes par le sang et le sacrifice.
Ruby voyait les yeux de Sophie s’écarquiller et craignait de lui faire peur et de l’effrayer plus encore.
mais elle changea d’avis au moment où un imperceptible sourire s’ébaucha sur les lèvres de Sophie.
Elle sut, oui, elle sut alors, que Sophie avait une pleine confiance en sa maitresse….
- Miss Ruby, vous voudrez bien me ramener ce couteau en céramique ?
- Oui Sophie, il sera à toi.

Dans les cuisines, les odeurs dansaient joyeusement, et même Opale n’avait pu résister à l’envie de se joindre à la bonne humeur ambiante.

Ruby aimait ces rares instants. Aussi, elle savourait, les yeux pleins de malice.
- Opale, il arrivera quand le nouveau tanneur ?

Opale se figea un bref instant, mais comprit que la conversation engagée devant Sophie était déclenchée délibérément. Elle ne s’en offusqua pas le moins du monde, et c’est même avec un petit sourire pincé qu’elle répondit.
- Je pars à Grande Vallée dès demain matin pour le ramener. Son apprenti reprendra son atelier, c’est ce qu’il voulait. Donc tout va bien et les papiers sont prêts.

Cela avait vraiment le don de détendre l’atmosphère, et les 3 femmes se mirent à rire et à dresser la table pour le déjeuner.
- Merci Opale d’avoir tout prévu, c’est une bonne chose.
..Sophie, désormais, tu prendras tes repas avec nous. Il n’y a rien à ajouter. Mangeons.

Sophie avait alors pris conscience de tout ce qu’elles avaient ramené du marché. De quoi faire un véritable festin.

Après le repas, Ruby avait envie de se prélasser un peu dans ses appartements, suivie de près par son fidèle chien blanc. Celui-ci vouait une véritable adoration à sa maitresse, sa sauveuse.
Dans la demeure et les jardins, jusque dans la crypte, il la suivait comme son ombre, et c’est ainsi qu’elle l’appelait, Ombre.
Pendant que Ruby goutait le silence des eaux douces, le chien goutait la chaleur des pierres de la terrasse chauffées par le soleil au zénith. Il y resterait probablement pendant que sa maîtresse se rendrait chez le tanneur.

Alors que son corps flottait, Ruby pensait à cette longue matinée : le marché, le tanneur, Sophie, Opale, le déjeuner. Tout s’assemblait dans sa tête, se mettait en place, s’imbriquait à merveille avec une facilité déconcertante. Il ne lui restait plus qu’à passer chez l’herboriste pour compléter sa panoplie. Elle aurait sans aucun doute besoin de Datura fraîche et séchée.

Pour se sentir tout à fait libre de ses mouvements, Ruby opta pour tenue simple et pratique, juste un corset, un pantalon de cuir pioché dans son imposante collection, des bottes, celles-là mêmes fabriquées par le tanneur, et une cape en velours.
Elle mettrait sa lourde crinière en tresse pour ne pas être gênée par ses boucles, et elle savait que cela mettait en valeur son cou, sa nuque et son port de tête, aucun pervers ne pouvait y résister.

Aussi prête qu’elle pût l’être, de corps et d’esprit, elle sortit de la demeure, en passant par les dépendances pour demander à Sophie de la rejoindre chez le tanneur d’ici une bonne heure.
Elle enfourcha Carla et trotta jusque chez Louise l’herboriste qui résidait deux ruelles plus loin après un grand portail de bois.
Carla n’avait aucune objection à brouter l’herbe grasse du jardinet de l’herboriste.

Ruby se dirigea vers la grande porte de bois fichée de vitraux bruns et jaunes.
A travers les petits carreaux, on pouvait distinguer les nombreuses étagères pourvues d’une multitude de bocaux remplis, et de sacs en toile suspendus aux poutres de l’Echoppe de Louise.

Tout en frappant à la grande porte, Ruby entendait le pas de Louise qui approchait, et la cloche de porte tintinnabula.
- Bonjour Ruby, il me semblait bien avoir entendu Carla dans la cour,
- Bonjour Louise, oui vous avez une bonne oreille. J’ai besoin de quelque remède ancien. Je cherche aussi de la Datura et me suis dit que vous en auriez sans doute.
- Heulààà ma fille, aurais-tu un sombre destin à accomplir ?

Louise l’Ancienne, comme tout le monde aimait à la nommer dans le village, aimait appeler toutes les jeunes filles bien nées « ma fille », et elle affectionnait Ruby, pour bien des raisons, et pour ses divers talents dans l’utilisation de certains remèdes et potions.

- Oui Louise, j’ai demandé à Sophie de me rejoindre tout à l’heure chez le tanneur, donc il me faut de la Datura fraîche ou sèche, peu importe, ça marchera
- Sans aucun doute, ce gros bêta est assez idiot pour se faire avoir… Tu sais comment j’appelle cette plante ?
- non
- l’ensorceleuse ! la sculpturale enjôleuse s’avère être en réalité une sombre empoisonneuse tu sais.
à sa floraison, appelée trompette du jugement, la somptueuse corole invite à l’abîme si l’on hume son délicat et pénétrant parfum
- c’est en effet ce à quoi je pensais.
- Tu es comme la Datura, Ruby ….celui qui hume ce parfum subtil et pénétrant se voit sombrer dans une folie du cerveau irréversible ….
- Je pensais qu’elle pouvait paralyser aussi,
- Oh mais oui ! et comment que ça paralyse ! ….bon, je suppose que je note tout cela sur le cahier pour ta sœur.
- Oui Louise.
- Très bien. Je décroche ce qu’il te faut et je te mets le tout dans la besace.

Pendant que Louise l’herboriste s’occupait à détacher les bouquets et s’affairait, Ruby en profita pour regarder les étiquettes des bocaux, bouteilles et pots….
Des noms des plus courts aux plus longs, qu’elle n’avait jamais entendus ou lus…quelle diversité, et quelle odeur ici ! c’était vraiment autre chose que chez le tanneur.

- Tiens ma fille ! j’ai ajouté aussi un petit quelque chose pour Sophie, c’est écrit dessus.
- Merci Louise, vous êtes toujours bienveillante avec nous.
- Vas ma fille. Et ne t’inquiètes pas, ma Datura n’est réservée qu’à ma clientèle particulière. Toi tu sais faire honneur à mes produits. Bonne chance pour la tâche qui t’attend.
- Merci Louise, au revoir et à bientôt. Vous passez quand vous voulez au manoir, vous y êtes la bienvenue.

Ruby retourna vers Carla, avec son sac où les fioles cliquetaient dangereusement.
Carla avait ratiboisé le carré d’herbe, et satisfaites, elles prirent le chemin de la tannerie..
Sur la rue pavée, elle retrouva Sophie qui cheminait le visage inquiet.
Elle descendit de cheval pour finir en marchant jusqu’à la tannerie.

- Tiens, regarde dans le sac, Louise a mis quelque chose pour toi,
- Vous êtes allée chez l’Ancienne ? elle a dit quoi ?
- Rien, mais elle adonné.

Sophie sortit une petite fiole brune où sur l’étiquette il était inscrit « pour Sophie, à boire avant la cérémonie ».
- ça veut dire quoi « avant la cérémonie » ?
- ohhh, très avisé de la part de Louise… dit Ruby dans un grand sourire,
- Heu…vous êtes sûre Miss Ruby ? c’est étrange… et quelle cérémonie ?
- Sophie, nous pouvons avoir confiance en Louise, ce doit être une potion relaxante à prendre avant d’arriver chez le tanneur. … lui aussi aura sa potion d’ailleurs !
- bon d’accord.

Sophie retira le petit bouchon de liège et sentit dans la petite fiole.
- Hmm, ça sent bon, on dirait de la fleur d’oranger….

Et elle but tout d’un trait.
- oh ça pétille, mais c’est très bon.
- Tant mieux. Nous allons bientôt arriver à la tannerie Sophie. Ne t’en fais pas, tout se passera bien. Tu feras comme je te dirai hein, tu restes avec moi et ça ira.

… A l’approche de la tannerie, l’odeur se fit sentir encore plus forte que ce jour à l’aube.
Ruby attacha Carla comme au petit matin, puis suivie de Sophie, contourna la cour.

…..

- Miss Ruby ? mais ….nous avions dit dans 5 jours.
- Oui je sais, 5 jours c’est vrai, mais j’avais oublié de te parler de quelque chose alors je suis revenue. Tu te souviens de Sophie ?
Et là, Bertrand le gros tanneur sut, en un éclair, pourquoi Miss Ruby était revenue.

- vas me chercher ton couteau en céramique !
… comme le tanneur se tenait pétrifié, Ruby se planta devant lui.
- je t’ai demandé d’aller me chercher ton couteau !
- oui…désolé Miss Ruby.

- Sophie, vas vider l’établi et fais-y de la place, il faudra qu’il s’allonge.
- Oui bien-sûr Miss…
Sophie se sentait sûre d’elle et arborait un doux sourire, même en présence et sur les lieux du tanneur, qui lui faisait pourtant horreur.

…. Et le tanneur arrivait avec le grand couteau dans les mains.
- vous allez faire quoi Miss Ruby ?
- tu ne devines pas ? je vais sans doute te dépecer avec, et ma cape, c’est le prochain tanneur qui la fera. Tu suis mon idée ?

Dans le coin, près de l’établi presque vide, Sophie avait émis un petit hoquet de surprise, mais sans pour autant s’affoler.

- quoi ? mais….Miss Ruby….ça se peut pas …..
- Oh mais si je le peux, et tu le sais n’est-ce pas… Tout Grand Ville me parle Bertrand, tu ne l’ignores pas. Et la justice humaine, tu sais que j’aime en faire mon affaire. N’est-ce pas que tu le sais ?

….- Sophie, l’établi ?
- oui Miss, il est vidé,
- Bertrand, défais ton tablier et suspends le au clou. Et vas t’allonger sur ton établi. …. Laisse moi ton couteau. …Sophie, viens avec moi.

Et là, dans cette foutue grange au milieu des ateliers et des bacs puants, leurs yeux se croisèrent, et aimantés, les corps se collèrent.
Ruby embrassa Sophie à pleine bouche, qui se laissa complètement fondre sous la douce chaleur de cette bouche…
- hummm efficace la potion de l’herboriste !
Elle lui défit même son corsage, alors que tout près, le tanneur, le regard lubrique rivé sur les deux créatures, ne bougeait plus contre l’établi, et n’en loupait pas une once ….. avant son trépas prochain.

- Sophie….
- Ruby….
- Déshabille toi …. Et donne lui la poudre qui est dans le sachet…

Louise avait bien fait de réduire la Datura séchée en poudre, ce serait d’autant plus efficace.
Sophie mélangea la poudre à un fond de cervoise et la fit boire au tanneur, qui avala tout sans même oser dire un mot ou penser s’esquiver.

- Sophie viens, laisse le se détendre, viens contre moi, viens m’embrasser.
Et Sophie, le corset à demi délacé et ouvert, ne cessant de sourire et de se passer la langue sur les lèvres, s’avança vers Ruby puis se colla contre elle de tout son corps, appuya ses seins contre les seins gonflés offerts et tendus de Ruby.

Le tanneur, dans une pause figée, fixait les bouches, regardait les langues s’enrouler, se mélanger, leur salive s’étirer en filets humides et sensuels autour des bouches.
Il était incapable de parler, tant la vue qu’il avait, et la Datura œuvrant, paralysait tous ses membres.
Sa bouche tremblait et ne pouvait sortir aucun son.
Il sentait son membre durcir d’excitation en regardant Ruby et Sophie abandonnées l’une à l’autre.
Et le bruit des bouches s’amplifiait dans sa tête, tel une onde de choc.
les bruits de succions et les gémissements allaient crescendo, les corsaient tombaient, les tétons durcis s’exhibaient, les bouches se multipliaient comme si elles étaient par milliers…….

Bertrand avait la sensation de se dédoubler dans ce supplice pervers et sadique.
il devenait la proie d’hallucinations obsédantes. Son sang bouillait et il avait peur de s’embraser sur le champ….

Ruby ne s’en préoccupait plus, elle le savait paralysé.
Elle s’occupait de Sophie, la faire chavirer, la laisser s’enivrer de plaisirs, investir son corps de ses doigts qui se mélangeaient à l’origine du monde, mouillée….. d’une Sophie qui s’abandonnait à présent, en extase….

Ruby voyait et se réjouissait du spectacle qu’offrait le doux supplice que vivait le tanneur…. Elle s’en délectait, elle en jouissait….
- Sophie, regarde comme il souffre, il a mal, c’est si bon…. Cela te fait plaisir ?
- Oh si Ruby, si bon, je me sens tellement bien, votre bouche, vos doigts, votre chaleur…je veux que ça dure et je veux qu’il souffre, qu’il nous regarde encore à en mourir….. continuez Ruby, je suis brûlante contre vous…

Le tanneur était à présent totalement sous l’emprise de la Datura. Il était fatalement paralysé.
Les visions qu’il avait se déformaient en gravures luminescentes, incandescentes lui brûlant la rétine, en spores volatiles, en minuscules créatures magiques qui hantent les forets profondes…..

Ainsi, l’ensorceleuse s’était acquittée de sa tâche…. Et le tanneur sentait désormais le feu qui se déversait en flots dans ses synapses.
Il était fin prêt pour le cérémonial, avec un reste de conscience… et voyait la fin arriver, par l’entremise de celle qu’il craignait…
Il la savait diabolique, cruelle, sadique et assoiffée de sang pour la vengeance.

Ruby finissait maintenant de s’abreuver de la peau brûlante de Sophie.
Elle se sentait ragaillardie, enivrée, sereine, les sens et les vices aiguisés, prête, aidée de sa fidèle Sophie, à s’occuper du gros tanneur qui arrivait à un état de convulsions, les yeux se révulsant, les veines formant des marbrures violacées sur la peau sur le point d’exploser….

Ruby se détacha d’une Sophie extasiée et s’approcha de l’établi où était cramponné, dans sa dernière pause, Bertrand le tanneur…. Crispé à jamais dans l’horreur d’assister de cette façon à son trépas.
Il savait que Ruby se servirait sur lui de son propre couteau, afin de séparer les chairs de la peau, avec soin qui plus est….. elle voulait une cape !!!

De concert et sans même parler, elles le dévêtirent pour l’allonger sur l’établi, et entamèrent non sans acharnement, la découpe du corps de l’horreur…..
Le couteau passait sous la peau avec une telle facilité.
Seuls certains artisans utilisaient encore le grand feu pour élaborer une céramique inaltérable, d’où une lame très prisée par les tanneurs pour émincer les chairs restantes sur les peaux d’animaux….

Les morceaux de peau de la future cape de Ruby s’entassaient aux pieds de l’établi.
Les membres allaient plonger avec éclaboussure dans les bacs de teinture…. Le prochain tanneur, qui arriverait bientôt, saurait nettoyer et assainir tout cela ….
Il saurait aussi découvrir en cadeau de bienvenue, sur des chevalets exposés, la peau tendue prête à être façonnée…. Et pour remercier sa maîtresse des enfers, lui confectionnerait sa cape tant désirée. Il y mettrait tant de soin…..

Ruby se rappela qu’il faudra penser à solliciter le tailleur de pierres, pour emmurer les membres pourrissants du gros tanneur dépecé.
Toute cette après-midi en compagnie de Sophie marqua et cella leur complicité, dans la luxure et dans l’horreur.
Désormais, Sophie serait toujours avec elle, et participerait à toutes ses entreprises de vengeance obscure et délectable …..

Le manoir baignait dans la pénombre et le silence.
et dans les eaux savonneuses d’un bain chaud, elles lavèrent chacune la peau de l’autre, en laissant remonter à la surface du conscient les images des dernières heures…..
Rassasiées, repues, contentées, sereines et vengées, elles se laissèrent sombrer dans un profond sommeil engourdissant….

Demain, il faudrait accueillir le nouveau tanneur de Grand Ville, et missionner le tailleur de pierres au service des Fromhell…..